Depuis le décret 83-1003 du 23 novembre 1983, le 10 juin est férié en Guyane : on commémore l’abolition de l’esclavage, car c’est ce jour que le décret du 27 avril 1848 fut promulgué dans la colonie par voie de presse dans la Feuille de la Guyane française. Mais sait-on qu’il ne s’agit pas de la date de la libération effective des esclaves de Guyane ?

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Publication du décret du 27 avril 1848 dans la Feuille de la Guyane française du 10 juin. © Archives départementales de Guyane.

Le décret du 27 avril prévoit un délai de deux mois à compter du jour de sa promulgation (le 10 juin en Guyane) avant la libération de l’ensemble des esclaves. La vraie date d’abolition est donc le 10 août 1848. Cela n’a, certes, qu’une importance relative, mais permet de comprendre pourquoi, par exemple, dans les livraisons de la Feuille de Guyane française publiées jusque dans la première semaine du mois d’août 1848, on peut lire des déclarations de marronnage et des actes d’affranchissements. On comprend aussi pourquoi les registres relatifs à l’état civil des esclaves (déclarations de naissance, mariage, décès ; affranchissements ; marronnages) sont tous clos après le 10 août.

Bref, on fut esclave en Guyane jusqu’au 09 août 1848.
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Proclamation de l’abolition de l’esclavage à la Guyane française par le gouverneur Pariset ; Cayenne, 10 août 1848. © Archives départementales de Guyane.

Mais pourquoi un tel délai laissé à l’avantage du gouvernement local ? La raison principale est la constitution de registres matricules par quartier servant à établir l’identité des esclaves. Ces registres établis en double exemplaire sous le contrôle du personnel judiciaire de la colonie rassemblent plus de 12000 individus, auxquels des patronymes ont été attribués. Ces documents sont appelés en Guyane registres des nouveaux libres.

La conservation des deux séries de registres par les Archives départementales de Guyane et les Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence offre une vision assez précise des ateliers d’habitation et des esclaves travaillant dans les maisons de Cayenne et des bourgs. On y retrouve de nombreux patronymes portés encore aujourd’hui.

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Registre des nouveaux libres du quartier de Montsinéry. © Archives départementales de Guyane.

L’actualité politique récente nous ramène à cette « renaissance » des esclaves libérés, cette reconnaissance identitaire, celle d’individus passés de la condition de meubles à celle d’êtres humains qui portent prénom et nom.

Comment ne pas associer la nomination par le président de la République de Mme Christiane Taubira comme ministre de la Justice, garde des sceaux, à l’histoire de la commune de Montsinéry-Tonnégrande et celle de Petit-Cayenne, où vivaient ses ancêtres, au moment de l’abolition de l’esclavage ?

Le patronyme Taubira figure sur le monument du cimetière communal de Risquetout, où repose l’un des ascendants de notre ministre, Pierre Noël Taubira, dont nous allons retracer la vie en pointillé.

Le 10 août 1848, Pierre Noël Taubira, fils de Césaire et Marie Rose, est libéré avec le reste de sa famille. Tous sont esclaves sur l’habitation Le Petit-Cayenne, dont la famille Lesage est propriétaire.

L’habitant propriétaire Jean Lesage est décédé quelques jours avant l’abolition. Sa succession organise la vente de l’habitation entre mai et septembre 1848 : Le Petit-Cayenne est décrit dans le cahier des charges de la vente réalisée par le notaire Déchamp de la manière suivante :

Cet immeuble consiste :

  1. en une maison à maître meublée, construite sur fondation en maçonnerie, couverte en bardeaux, ayant un premier étage et un grenier en très mauvais état
  2. en un bâtiment servant de magasin et cuisine, ayant dix mètres de long sur six mètres quatre-vingts centimètres de large, il est couvert en bardeaux
  3. en une petite case servant de case à cassave et de poulailler, en mauvais état
  4. en un pigeonnier carré en très mauvais état
  5. en un logement à étage servant d’hôpital, ayant quinze mètres de long sur six de large
  6. en un autre bâtiment dit économat, ayant onze mètres de long sur quatre de large, couvert en bardeaux
  7. en un bâtiment servant de gragerie, ayant six mètres de long sur quatre de large, contenant cinq platines à couac : ce bâtiment est en bon état
  8. en un bâtiment servant de menuiserie, ayant vingt-sept mètres de long sur neuf mètres de large
  9. en un bâtiment servant de forge, semblable au pigeonnier
  10. en un autre bâtiment servant de guildive, ayant dix-neuf mètres cinquante centimètres de long sur huit mètres soixante centimètres de large
  11. en un bâtiment servant de sucrerie, ayant cinquante mètres de long sur dix-neuf de large, couvert en bardeaux et monté sur fondation en maçonnerie : il existe dans ce bâtiment des chaudières montées, diverses pompes et une machine à vapeur de la force de six chevaux.
  12. en trente-trois cases à nègres
  13. en trois acons et quatre canots de navigation
  14. en plantages en cannes à sucre
  15. en quarante-deux têtes de bétail
  16. enfin et en un atelier de cent trente esclaves dont les noms suivent :
  • Ferdinand, commandeur, estimé deux mille quatre cents francs
  • Henry, âgé de cinquante-quatre ans, estimé mille francs
  • Valentin, absent, marron
  • Petit-Jean, âgé de cinquante-quatre ans, estimé quatre cents francs
  • Bazile, âgé de soixante ans (infirme)
  • Antoine, âgé de cinquante-un ans, estimé dix-sept cents francs
  • Omer (marron)
  • Moussa, infirme
  • Pamphile, âgé de cinquante-huit ans, estimé sept cents francs
  • Maurice (marron)
  • Fortuné premier, estimé mille francs
  • Fabien, âgé de cinquante-six ans, estimé six cents francs
  • Maximin, âgé de cinquante-quatre ans, estimé cinq cents francs
  • Gontran, âgé de cinquante ans, estimé six cents francs
  • Georges, âgé de quarante-neuf ans, estimé dix-huit cents francs
  • Jean, âgé de quarante-huit ans, estimé six cents francs
  • Toussaint, âgé de quarante-huit ans, estimé douze cents francs
  • Michel premier, âgé de quarante-sept ans, estimé quatorze cents francs
  • Nantais, âgé de trente ans, estimé deux mille francs
  • Théodore, âgé de quarante-un ans, estimé douze cents francs
  • Césaire, âgé de quarante-quatre ans, estimé douze cents francs
  • Alcindor (marron)
  • Augustin, âgé de quarante-quatre ans, estimé dix-huit cents francs
  • Maxime, âgé de quarante-quatre ans, estimé sept cents francs
  • Michel deuxième, âgé de trente-neuf ans, forgeron, estimé dix-huit cents francs
  • Figaro, âgé de trente-huit ans, estimé dix huit cents francs
  • Prosper, âgé de trente-huit ans, estimé quinze cents francs
  • Placide, âgé de trente-huit ans, estimé dix-huit cents francs
  • Jean-Baptiste deuxième, âgé de vingt-neuf ans, estimé douze cents francs
  • Adonis, âgé de trente-quatre ans, estimé dix-huit cents francs
  • Mathurin, âgé de trente-trois ans, estimé dix-huit cents francs
  • Hilaire, âgé de trente-deux ans, estimé dix-huit cents francs
  • Amédée (lépreux)
  • Horace, âgé de trente ans, estimé deux mille quatre cents francs
  • Fortuné deuxième, âgé de trente-cinq ans, estimé mille francs
  • Faustin, âgé de vingt-six ans, estimé quatorze cents francs
  • Benjamin, âgé de vingt-six ans (fou)
  • Marcelin, âgé de vingt-six ans, estimé dix-huit cents francs
  • Joseph, âgé de vingt-six ans, estimé seize cents francs
  • Jean-Baptiste premier, âgé de vingt-six ans, estimé huit cents francs
  • Pierre Noël, âgé de vingt-cinq ans, estimé dix-huit cents francs
  • Figaro 2e, âgé de quarante-cinq ans, estimé mille francs
  • Régis, âgé de dix-huit ans, estimé seize cents francs
  • Zéphirin, âgé de seize ans, estimé douze cents francs
  • Eugène, âgé de seize ans, estimé douze cents francs
  • Alexis, âgé de douze ans, estimé douze cents francs
  • Joseph deuxième, âgé de dix ans, estimé neuf cents francs
  • Léon, âgé de neuf ans, estimé huit cents francs
  • Urbain Lubin, âgé de sept ans, estimé quatre cents francs
  • Charles Alexis, âgé de deux ans, estimé deux cents francs
  • Victor, âgé de deux ans, estimé deux cents francs
 
Négresses
  • Pétronille, octogénaire (invalide)
  • Clarisse, septuagénaire (infirme)
  • Zabeth, dito (dito)
  • Julie, septuagénaire (infirme)
  • Pétronille, âgée de cinquante-neuf ans, estimée trois cents francs
  • Euphrasie, âgée de cinquante-cinq ans, estimée sept cents francs
  • Marguerite, âgée de cinquante-quatre ans, estimée six cents francs
  • Angélique, âgée de cinquante-un ans, estimée six cents francs
  • Zoé, âgée de cinquante-un ans, estimée quatre cents francs
  • Lucile, âgée de cinquante-un ans
  • Hortense, âgée de quarante-neuf ans, estimée douze cents francs
  • – Marie-Rose, âgée de quarante-huit ans, estimée huit cents francs
  • – Christine, âgée de quarante-sept ans, estimée six cents francs
  • – Amaranthe, âgée de quarante-sept ans, estimée sept cents francs
  • – Brigite Doudou, âgée de quarante-cinq ans, estimée mille francs
  • – Aspasie, âgée de quarante-cinq ans, estimée huit cents francs
  • – Patience, âgée de quarante-cinq ans, estimée huit cents francs
  • – Claire, âgée de quarante-quatre ans, estimée douze cents francs
  • – Uraline, âgée de quarante-quatre ans, estimée mille francs
  • – Denise, âgée de quarante-quatre ans, estimée mille francs
  • – Dauphin (lépreux) à l’Acarouany
  • – Phrosine, âgée de quarante-trois ans, estimée quatorze cents francs
  • – Angélina, âgée de quarante-deux ans, estimée douze cents francs
  • – Gotrich (infirme)
  • – Céleste, âgée de quarante-trois ans, estimée douze cents francs
  • – Geneviève, âgée de quarante-trois ans, estimée huit cents francs
  • – Elisa, âgée de quarante-trois ans, estimée mille francs
  • – Antoinette, âgée de trente-neuf ans, estimée mille francs
  • – Magdeleine, âgée de trente-huit ans, estimée quinze cents francs
  • – Thérésine, âgée de trente-deux ans, estimée huit cents francs
  • – Cécile première, âgée de vingt-sept ans, estimée seize cents francs
  • – Charlotte, âgée de vingt-huit ans, estimée seize cents francs
  • – Célestine, âgée de vingt-cinq ans, estimée seize cents francs
  • – Caroline, âgée de vingt-trois ans, estimée seize cents francs
  • – Anne-Marie, âgée de vingt-trois ans, estimée seize cents livres
  • – Jeanne, âgée de vingt-un ans, estimée seize cents francs
  • – Marie Honorine, âgée de vingt-un ans, estimée seize cents francs
  • – Niotte, âgée de vingt-cinq ans, estimée seize cents francs
  • – Clara, âgée de vingt-neuf ans et son enfant Simon, âgé d’un an, estimés ensemble dix-sept cents francs
  • – Anne-Marie et son enfant âgé d’un an environ, estimés ensemble dix-sept cents francs
  • – Félicité 1re, âgée de trente-cinq ans, estimée quinze cents francs
  • – Zorilas, âgée de vingt-quatre ans, estimée seize cents francs
  • – Joséphine première, âgée de dix-neuf ans, estimée seize cents francs
  • – Rosillette, âgée de dix-neuf ans, et son enfant nommé Mathurin, nouveau né, estimés ensemble dix-sept cents francs
  • – Josépha, âgée de vingt-un ans, estimée seize cents francs
  • – Marie Portugaise, âgée de quarante-trois ans, et son enfant Georgette, âgée d’environ un an, estimés ensemble dix-sept cents francs
  • – Félicité deuxième, âgée de dix-sept ans, avec son enfant, ensemble dix-sept cents francs
  • – Pauline troisième, âgée de trente-six ans, estimée douze cents francs
  • – Amandine, estimée seize cents francs
  • – Marguerite deuxième, âgée de trente-huit ans, estimée huit cents francs
  • – Lucile deuxième, âgée de seize ans, avec sa petite fille nommée Romaine, estimées ensemble dix-sept cents francs
  • – Hélène, âgée de quinze ans, estimée cents francs
  • – Pauline quatrième, âgée de trente-neuf ans, estimée douze cents francs
  • – Joséphine deuxième, âgée de quinze ans, estimée douze cents francs
  • – Rosella, âgée de quatorze ans, estimée douze cents francs
  • – Ernestine Yoyo, âgée de onze ans, estimée mille francs
  • – Adèle, âgée de onze ans, estimée mille francs
  • – Alexandrine, âgée de neuf ans, estimée mille francs
  • – Cécile 2e, âgée de neuf ans, estimée huit cents francs
  • – Adzy, âgée de huit ans, estimée six cents francs
  • – Marie-Eugénie, âgée de cinq ans, estimée quatre cents francs
  • – Catherine 2e, âgée de dix ans, estimée deux cents francs
  • – Rosette dite Thérèse, âgée de neuf ans, estimée huit cents francs
  • – Quéto, âgée de quarante-huit ans, estimée dix-huit cents francs
  • – Pauline 2e, âgée de trente-cinq ans, estimée seize cents francs
  • – Victoire, âgée de douze ans, estimée mille francs
  • – Maximin Auguste, âgé de onze ans, estimé neuf cents francs
  • – Marie Cléonie, âgée de six ans, estimé cinq cents francs
  • – Thomas, âgé de quatre ans, estimé trois cents francs
  • – Paul, âgé de dix-huit mois, estimé deux cents francs
  • – Aventurier, âgé de quarante-un ans, estimé seize cents francs
  • – Bernard, âgé de trente-six ans, estimé dix-sept cents francs
  • – Michel, âgé de quarante ans, estimé dix-huit cents francs
  • – Jeannot, âgé de quarante-cinq ans, estimés seize cents francs
Source : Archives départementales de Guyane, 2E1/21, minute n° 68 du 13/05/1848.
Mais entre le décès de Lesage père et la vente des biens, l’abolition entraîne la baisse de l’estimation de l’habitation de moitié. Une note marginale du notaire précise que les esclaves libérés ont été retirés de l’estimation finale du bien foncier.
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Extrait de la minute du notaire Joseph Déchamp n° 68. © Archives départementales de Guyane.

 L’habitation Le Petit-Cayenne, l’une des plus importantes du quartier de Montsinéry, compte près de 150 esclaves en 1848 et est célèbre pour avoir connu des épisodes de marronnage et de grève de ses esclaves, ce dont les anciens de la commune se souviennent encore et ce qui est tout à fait attesté dans les archives.

Ainsi, dans une lettre-confession, datée du 12 juin 1843, le gouverneur explique que la gestion directe de l’habitation, selon des principes issus d’un autre temps, dresse les esclaves contre leur propriétaire. Le gouverneur ne cherche pas à masquer son inquiétude face aux possibilités d’explosion de la société coloniale fondée sur le système esclavagiste, à l’aune de ce qui se passe à Montsinéry.

« Monsieur le Ministre.

L’habitation sucrerie appelée Le Petit-Cayenne, située dans le quartier de Mont-Sinéry, à une lieue de canotage du chef-lieu de la colonie, occasionne depuis quelque temps des embarras sérieux à l’administration : l’atelier entier (cent et quelques nègres) se plaint de son maître et le maître, de son côté, se plaint de ses esclaves.

Monsieur Lesage est la propriétaire de l’habitation Le Petit-Cayenne.

Il est arrivé qu’une grande partie de l’atelier de Monsieur Lesage (cinquante noirs ou négresses) a récemment abandonné le travail de l’habitation, pour porter ses plaintes à l’autorité, tandis que le reste des esclaves avait gagné les bois et s’était constitué en état de marronnage.

L’administration s’est empressée de rechercher ce qu’il y avait de réel dans les plaintes qui lui arrivaient et du maître et des esclaves.

Il a été reconnu que l’administration de Monsieur Lesage était tracassière, qu’elle n’avait aucune fixité dans sa règle, que les châtiments corporels se renouvelaient outre mesure et que les usages des autres habitations de même espèce ne s’observaient pas sur la sienne. D’un autre côté, il n’a pas échappé à l’autorité que Monsieur Lesage s’étant aliéné l’esprit de ses esclaves, il y avait mauvais vouloir de la part de ceux-ci et peut-être pour moitié chez eux d’entraver ses travaux et de le conduire à une ruine plus ou moins prompte.

Dans une circonstance aussi grave et aussi embarrassante, l’administration a reproché au maître le régime adopté par lui et sur plusieurs points a exigé et obtenu les adoucissements en faveur des esclaves. Cependant, elle a senti que, malgré la fausse position que s’était faite Monsieur Lesage, il ne fallait pas donner trop ostensiblement le blâme sur sa conduite, qu’il fallait en lui respecter le prestige qui fait la force du maître et sans lequel la société coloniale constituée telle qu’elle est aujourd’hui ne saurait exister. Ainsi, au moment où l’administration obtenait de Monsieur Lesage des garanties pour l’avenir, elle le laissait libre de punir de la petite chaîne de police quatre des principaux fauteurs de l’abandon du travail de l’habitation et quatre autres esclaves recevaient, en présence de l’atelier assemblé, une punition corporelle prévue par les édits et ordonnances en vigueur, punition à laquelle l’administration prêtait son concours par le déplacement de la force nécessaire.

Mais l’état des esprits ne permettait pas d’espérer que la reprise du travail fût sincère et de duré : en effet, quelques jours s’étaient-ils écoulés que les plaintes se renouvelaient, que seize noirs ou négresses s’acheminaient vers la ville et que beaucoup d’autres gagnaient les bois.

Dans ce nouvel état de chose, l’administration ordonna une enquête judiciaire. Monsieur le Procureur du roi, Monsieur le médecin en chef de la colonie et l’arpenteur du gouvernement se rendirent sur l’habitation Le Petit-Cayenne.

Il est résulté de cette investigation que 1°/ Monsieur Lesage donne aux noirs de son atelier des tâches trop fortes, 2°/ que ces tâches sont uniformes, qu’elles ne varient ni en raison des difficultés que présente le service ni en raison de la distance que les esclaves ont à parcourir pour atteindre le lieu du travail.

Il a été constaté aussi par la commission d’enquête que les plantations de vivres appartenant aux esclaves, ou étaient insuffisantes ou n’avaient pas encore atteint l’époque de leur maturité. Les noirs ont déclaré que l’absence de vivres provenait de l’impossibilité où ils étaient de soigner leurs terres, tant que les tâches continueraient d’être en désaccord avec ce qu’elles étaient sous les propriétaires précédents, qui n’exigeaient que la moitié de ce que réclame Monsieur Lesage.

Il paraît aussi que des noirs en punition portent au cou des colliers de fer à branches inflexibles et que Monsieur Lesage ne nourrit pas tous les noirs qui sont à l’hôpital.

Mais, si l’administration doit soutenir Monsieur Lesage contre le mauvais vouloir de ses nègres, il n’admettra qu’avec une extrême défiance les réclamations de ceux-ci, elle a senti qu’il était de son devoir d’informer cet habitant que ses convictions étaient que l’habitation Le Petit-Cayenne n’est pas, en tout point, administrée comme elle devrait l’être et que Monsieur Lesage avait de nouveaux allègements à accorder à ses nègres, notamment la dimension des tâches, la disparition des fers, la nourriture de toutes les catégories de malades et, enfin, à faire preuve de plus de discernement et de modération dans l’application des coupes de fouet, qui aigrissent les esprits plutôt qu’ils ne remédient à quelque chose.

En faisant connaître à Monsieur Lesage le résultat des investigations faites sur sa propriété, j’ai fait engager cet habitant à introduire dans le régime de Petit-Cayenne les améliorations que l’administration réclame et que lui-même devrait s’employer d’adopter, comme étant aujourd’hui le seul moyen de lui ramener l’esprit de son atelier et de faire cesser des mécontentements qui doivent, tôt ou tard, le ruiner en dépit des efforts de l’autorité. Monsieur Lesage répète à satiété qu’il est l’instrument de sa fortune ; on pourrait lui répondre : Ce n’est pas tout que de l’avoir gagnée, cette fortune, il faut savoir la conserver et à vous seul le moyen d’y parvenir.

Voilà, Monsieur le Ministre, le point où j’ai conduit cette fâcheuse affaire. Malheureusement l’exemple du passé et la connaissance que j’ai du caractère irascible de Monsieur Lesage et de ses théories surannées touchant la possession de l’homme par l’homme me laissent peu d’espoir de conserver la paix et le travail sur l’habitation Le Petit-Cayenne. Ainsi je prévois que les embarras qui se sont présentés nous reviendront encore. Mais ces embarras sont d’un pernicieux exemple : si Le Petit-Cayenne entraînait d’autres ateliers, si le même jour le chef de la colonie avait sur les bras quelques centaines de noirs, mais ce ne seraient plus des réclamations, ce serait l’émeute, ce serait la révolte ; il faudrait mettre la colonie en état de siège et recourir à la permanence des cours martiales.

En parlant ainsi, je ne veux ni alarmer Votre Excellence ni donner aux événements dont le Petit-Cayenne a été récemment le théâtre, plus d’importance qu’ils n’en méritent, mais, enfin, je ne puis m’empêcher de reconnaître que, dans l’état des esprits, et par suite de la marche progressive du temps, le régime actuel de nos colonies ne tient plus que par un bonheur et que de la plus petite étincelle peut sortir la conflagration générale. Si en vivant au milieu des choses, on apprend à la connaître, c’est sur le terrain des colonies qu’on découvre le danger et qu’on peut l’apprécier. Je serais désolé d’encourager aucun parti, de flatter aucune espérance, mais mes convictions ne me permettent pas de dérober à Votre Excellence les inquiétudes que me présage l’avenir. En face d’un régime usé, que peut aujourd’hui l’administration ? Les châtiments corporels ne sont plus de nos jours, je le répète, ils ne font qu’aigrir les esprits. La société qui ne doit son existence qu’à de semblables moyens est bien près de succomber.

Recevez, je vous prie, l’assurance des sentiments respectueux avec lesquels je suis, Monsieur le Ministre, votre très humble et très obéissant serviteur, le gouverneur de la Guyane française, Layrle.

Source : Archives nationales d’outre-mer, 2100 COL 107/10.
Son analyse est confirmée par de nouveaux événements les mois suivants. La reprise du travail a lieu début septembre ; mais le calme revient pour une courte durée, puisque le gouverneur rend compte au ministre en janvier 1844 de nouveaux incidents sur l’habitation. Grévistes et marrons rentrent dans le droit fil du travail en février 1844. Les déclarations de marronnage parues dans la Feuille de la Guyane française montrent qu’il ne s’agit pas là d’actes exceptionnels et isolés ; bien au contraire, de 1823 à 1847, il n’est pas une année sans marronnages !
Né vers 1823 en Guyane, l’esclave Pierre Noël, qui a tout juste vingt ans au moment des mouvements de l’atelier relatés par le gouverneur Layrle, baigne dans cette atmosphère d’oppression, de mauvais traitements et de résistance et rébellion. Devenu le libre Pierre Noël Taubira, il se marie le 22 septembre 1850 avec Amélie Pindare.
L’an mil huit cent cinquante et le vingt-deux du mois de septembre, à sept heures du matin, par-devant nous, commissaire commandant du quartier de Mont-Sinéry, officier de l’état civil du dit quartier, est comparu Pierre Noël Taubira, âgé de vingt-cinq ans, cultivateur, né à la Guyane, fils de Césaire Taubira et de Marie Rose Taubira, sa femme, tous deux présents et consentant au dit mariage, cultivateurs et tous domiciliés à l’habitation Le Petit-Cayenne, et Amélie Pindare, veuve d’Adrien, âgée de cinquante ans, majeure, cultivatrice, domiciliée sur l’habitation Le Petit-Cayenne, lesquels nous ont requis de procéder à la célébration du mariage projeté entre eux et dont les publications ont été faites, la première, le quatre du mois d’août à huit heures du matin et, la seconde, le onze du même mois d’août dernier à sept heures du matin, devant la principale porte de notre maison commune, aucune opposition au dit mariage ne nous ayant été signifiée, faisant droit à leur réquisition, après avoir donné lecture du chapitre six du code civil intitulé Du mariage, avons demandé au futur époux et à la future épouse s’ils veulent se prendre pour mari et pour femme, chacun d’eux ayant répondu séparément et affirmativement, déclarons, au nom de la loi, que Pierre Noël Taubira et Amélie Pindare Adrien, sont unis par le mariage, de quoi avons dressé acte en présence de Faustin Taubira, âgé de vingt-huit ans, frère de Pierre Noël Taubira, Joseph Mogador, âgé de vingt-huit ans, Placide Auro, âgé de quarante ans, tous trois cultivateurs et domiciliés sur l’habitation Le Petit-Cayenne, et André Burtix, âgé de trente-six ans, cultivateur, domicilié, sur l’habitation La Bijoutière à Tonnégrande.
Dressé le présent acte par triplicata, les jour, mois et an que dessus et signé seul après que lecture en a été faite aux époux et aux témoins qui déclarent ne savoir signer. Habitation Risquetout, Mont-Sinéry. Mallet.
Source : Archives communales de Montsinéry-Tonnégrande, 2E 1/48*, acte n° 13.
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Extrait de l’acte de mariage de Pierre Noël Taubira. © Archives communales de Montsinéry-Tonnégrande.

Pierre Noël Taubira acquiert d’Edouard Lesage, fils de Jean, un morceau détaché de l’habitation Le Petit-Cayenne, qu’il fait délimiter et borner en 1860.

L’an mil huit cent soixante et le vingt-un du mois de juillet, nous soussigné Louvrier Saint-Mary, arpenteur juré impérial et civil, avons été requis par le sieur Noël Tobira pour mesurer et borner un terrain situé dans le quartier de Mont-Sinéry, rive droite de la rivière, et que Monsieur Ed. Lesage détache de son habitation Petit-Cayenne, pour vendre au requérant.

A cet effet, accompagné du vendeur, de l’acquéreur et de Monsieur Théophile Poupon, avoué, appelé par le requérant pour suivre notre opération, nous nous sommes transporté à une pointe de terre haute où est l’établissement de Noël Tobira, laquelle pointe est à environ 50 m à l’est de la rivière. De l’extrémité ouest de cette pointe, nous avons ouvert la ligne courant E 4° 15’ S de la boussole ; elle est à l’accord de la terre basse et de la terre haute et l’avons mesurée : à 20 m, case ; à 10 m à droite ; à 40 m, un petit pripri ; à 77 m, terre haute ; à 80 m, une borne n° 1 de notre plan plus loin a été plantée, bois, terrain plat ; à 200 m du point de départ, nous avons planté une borne n° 2, toujours bois ; à 210 m, descente douce ; à 240 m, marécage boisé ; à 280 m finit le marécage ; enfin, à 400 m, cette ligne a été arrêtée et une borne double, n° 3, a été plantée.

De cette dernière borne, nous avons ouvert la ligne courant S 4° 15’ O de la boussole, entièrement dans le bois, et l’avons mesurée : à 20 m de cette borne n°3, une autre semblable, n° 4, a été plantée ; à 60 m, descente douce ; à 90 m, montée ; à 185 m, un petit marécage boisé ; à 200 m, nous avons planté une borne, n° 5 ; à 240 m, un marécage de pinots ; à 260 m, terre haute ; enfin, à 400 m, la borne n° 6 a été plantée pour indiquer la fin de cette ligne.

De cette borne n° 6, nous avons ouvert la ligne courant N 44° O de la boussole et l’avons mesurée dans le bois, terre plate ; à 110 m, savane sèche dite Acajou ; à 20 m, à gauche ; à 176 m, sentier ; à 200 m, une borne n° 7 a été plantée ; à 365 m, sous un grand arbre, une dernière borne n° 8 a été plantée avec témoins en verre cassé comme à toutes les autres qui sont en roches grises ; à 370 m, pripri ; à 380 m, la ligne longe des abattis au requérant et le pripri ; à 440 m, le pripri s’arrête et les palétuviers commencent ; enfin, à 530 m, nous sommes arrivé à l’extrémité ouest de la pointe, à 25 m, au sud du point où nous avions commencé notre mesurage.

Ce terrain contient 8 ha 50 a et il est borné au nord, à l’est par les terres hautes au vendeur, au sud partie par la terre haute et partie par une pinotière et des palétuviers et à l’ouest par les palétuviers qui bordent la rivière.

L’opération terminée, nous avons clos le présent procès-verbal sur l’habitation Le Petit-Cayenne, éloignée de neuf kilomètres du chef-lieu, après avoir employé deux journées à ce travail avec notre porte-chaîne, demi-voyage pour aller seul compris. Louvrier Saint-Mary.

Source : Archives départementales de Guyane, 3P.

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Plan terrier de l’habitation de Pierre Noël Taubira, dessiné par l’arpenteur Louvrier Saint-Mary. © Archives départementales de Guyane.

 L’acquisition est formalisée devant notaire le 12 mars 1861.
Marié avec une femme plus âgée que lui, dont il n’a pas eu d’enfant, il reconnaît le 09 juillet 1862 par-devant le notaire Saint-Michel-Dunezat deux enfants naturels qu’il a eus avec Anne-Marie Saleg avant son mariage. Il s’agit de Victor Saleg, n° 700 de la matricule de Montsinéry, et Noëlette Saleg, n° 699. Il est déclaré dans l’acte que l’épouse de Pierre Noël Taubira « connaissait l’existence des deux enfants ci-dessus reconnus par son mari avant son mariage contracté au quartier de Montsinéry […], et consentit, en tant que besoin serait, à la reconnaissance qui précède, qu’elle l’a pour agréable et que son mari ne l’a faite qu’après l’avoir consultée et obtenu son plein et libre assentiment ».
Les registres de déclaration de naissances de Montsinéry nous apprennent que Victor est né le 1er décembre 1844 et Noëlette le 10 août 1847 sur l’habitation Le Petit-Cayenne. Leur mère Anne-Marie, dite deuxième, est âgée en 1847 de 20 ans.
Il revend un terrain de Petit-Cayenne le 06 août 1883 à des immigrants indiens, cultivateurs, Narainassami (n° 7494), Sadasivanaidu (n° 7434) et Paupiah (n° 7438), de la contenance de 10 hectares, situé derrière son habitation. Ce terrain fut comme son habitation acquis de la veuve Lesage, qui, présente à la signature de l’acte, atteste de sa propriété malgré l’absence de titres.
Pierre Noël Taubira décède sur son habitation Félicité à l’âge de 67 ans. Inhumé sans secours religieux au cimetière de Risquetout, il bénéficie d’un enterrement de 1re classe.
L’an mil huit cent quatre-vingt-six, le dix-neuf mars, à sept heures du matin, par-devant nous, Fox, Victorin, maire, officier de l’état civil de Montsinéry, Guyane française, à la mairie, ont comparu Mayen, Alexis, âgé de quarante-six ans, et Oyac, Pharaon, âgé de vingt-deux ans, propriétaire, domiciliés dans la commune, voisins de la personne décédée, lesquels nous ont déclaré qu’hier, à neuf heures du matin, Taubira, Pierre, Noël, âgé de soixante-trois ans, propriétaire, veuf de dame Pindard, domicilié dans la commune, fils de père et mère inconnus, est décédé dans son domicile sur l’habitation Félicité. Après nous être assuré du décès, nous avons dressé le présent acte que nous avons signé avec le premier témoin, le second ayant dit ne savoir le faire, de ce requis, après lecture. Mayen Alexis, Victorin Fox. 
Sources : Archives communales de Montsinéry-Tonnégrande, 2E 1/124* ; Archives départementales de Guyane, 9E 12/98*.
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Mention de l’inhumation de Pierre Noël Taubira. © Archives diocésaines de Cayenne.

Clin d’œil de l’histoire…

Le ministère de la Justice, dépositaire des lois, est garant de leur authenticité. Il garantit également l’état civil des individus. Garde des sceaux, Mme Christiane Taubira peut contempler dans son bureau la presse et le grand sceau de France, qui représente la Liberté sous les traits de Junon assise, coiffée d’une couronne de lauriers, et qui sert encore à sceller les actes d’importance constitutionnelle. Ce grand sceau de France, fut gravé par Jacques-Jean Barre à la demande du gouvernement de la Deuxième République, qui abolit l’esclavage en 1848.

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Grand sceau de la République française.
La nouvelle ministre est depuis le 16 mai 2012 gardienne du texte original d’une autre loi, celle nº 2001-434 du 21 mai 2001, tendant à la reconnaissance des traites et des esclavages comme crimes contre l’humanité…