Rivières et abattis, richesses de Montsinéry et Tonnégrande

Tandis que nous avons profité du traditionnel bouillon d’awara, nous sont revenus d’anciens témoignages sur la vie quotidienne dans les habitations, les produits agricoles et forestiers et la gastronomie à Montsinéry et Tonnégrande.

Ces témoignages qui se répondent à presque cent ans d’intervalle montrent que les richesses naturelles et agricoles de la commune ne sont pas usurpées et sont déjà à l’époque plébiscitées : poissons, crabes, huîtres, fruits des palmiers, arbres fruitiers, etc.

En 1798, le navire La Décade débarque à Cayenne les déportés politiques de Fructidor, dont fait partie Gilbert-Démolières. Ce déporté bénéficie de mesures plus clémentes dont n’ont pas bénéficié les premiers déportés, envoyés à Counamama et Sinnamary ; il peut en effet s’établir librement en dehors de l’île de Cayenne pour subvenir à ses besoins.

Gilbert-Démolières et Vaillant signent un bail avec Marie Anne Guisoulphe, propriétaire de l’habitation Mon-Plaisir, située sur la rive droite de la crique Saint-Aulaire, affluent du Grand-Mapéribo, dans le quartier de Montsinéry.

Carrefour de la rivière Grand-Mapéribo et de la crique Saint-Aulaire © K. Sarge (2013).

Suivant l’acte notarié du 28 messidor an VI (16 juillet 1798), passé par-devant Maître François Adrien Rondeau, la propriétaire, domiciliée rue des Casernes à Cayenne, « a par ces présentes donné et baillé à titre de ferme pour le temps et espace d’une année à compter de ce jour, l’habitation à elle appartenant, appelée Mon-Plaisir, située dans la rivière de Montsinéry, canton de Cayenne, maison, terrain, plantages, circonstances et dépendances, ainsi que les ustensiles nécessaires à l’ouvrage de l’habitation, aux clauses et conditions qui seront ci-après exprimées, aux citoyens Jean Louis Gilbert Desmolières, natif de Paris, département de la Seine, et Jean Pierre Vaillant, natif de Vierzon, département du Cher, déportés en cette colonie, de présents et acceptant les objets ci-dessus mentionnés.

Le présent bail à ferme fait à la condition de payer par les preneurs à la bailleresse la somme de deux mille livres en espèces métalliques pour l’année de ladite ferme et ce solidairement, etc., et en outre de lui livrer à son domicile au moins trente cassaves du poids d’usage sans diminution du prix de la ferme.

Se réservant ladite bailleresse la faculté de faire exploiter sur le terrain par elle affermé des lattes, chevrons, gaulettes et autres bois qui lui conviendront, comme aussi celle d’envoyer à la pêche au dégrad de ladite habitation, c’est-à-dire que son pêcheur aura la liberté de s’y retirer.

Et encore convenu que les preneurs feront part à la bailleresse de la moitié des fruits provenant des arbres fruitiers qui se trouvent sur ladite habitation, comme bananes, oranges, avocats, parépoux et autres de cette nature ».

Gilbert-Desmolières écrit des lettres à sa mère, qui ont été conservées et constituent un témoignage remarquable sur l’histoire de la commune à l’époque révolutionnaire, avant le rétablissement de l’esclavage par Victor Hugues.

Travaillé par sa condition de déporté politique, après avoir subi des conditions de navigation éprouvantes, il trouve un certain réconfort sur ce coin de la commune, entre Tonnégrande et Montsinéry, où il peut vivre sans contrainte en attendant son retour en France.

« L’homme qui, par sa situation, est obligé de réfléchir souvent, et c’est ce que je fais, a de grands sujets de surprise. Par exemple, depuis onze mois, proscrit, emprisonné, traîné de cachots en cachots, épuisé de mauvais traitements, abreuvé de toutes sortes d’humiliations, transporté au-delà des mers, mis à l’hôpital de Cayenne pour y rétablir ma santé et obligé de prendre la chemise et la robe de cet hôpital, retenu encore vingt-deux jours prisonnier, me voilà maintenant établi dans un nouveau chez moi, où j’ordonne, où je me fais obéir par treize individus.

J’ai envoyé, ce matin, un canot à la pêche, un autre avec trois hommes à Cayenne, pour faire des emplettes, notamment acheter de la nourriture pour mes volailles et, enfin, pour diverses commissions. Je suis obéi ponctuellement ; jamais service n’est plus exact ni plus fidèle. Si je donne quarante sols pour acheter une chose, on revient en me disant : « Le voilà ; mais cela ne coûte que vingt-six sols. Ainsi, toi reprendre le reste ». Réellement cette existence est inconcevable (…). Voilà deux canots occupés et quatre hommes employés. Pendant ce temps, ma cuisinière fait son ouvrage, une autre femme fait ma lessive ou cuit mon pain de cassave ; et, enfin, on travaille la terre. Je le répète, et je suis proscrit ! Grand Dieu ! Que de réflexions ! Mais je suis séparé de vous, de tous les miens et mon cœur se brise. J’ai été heureux près de vous. Les méchants ont troublé mon existence ; ils ont tout détruit. Que ne détruiraient-ils pas ?

Mon terrain est couvert de bois ramassés en bouquets, en masses ou isolés. C’est, je le répète, un véritable jardin anglais, mais tel qu’on n’en saurait faire en France. Le mien ne me paraissait avoir qu’un seul et unique sentier ; j’en ai découvert depuis plusieurs autres. Il n’y a pas, l’un à côté de l’autre, deux arbres qui se ressemblent. Là, vous trouvez un oranger 1 ; ici, un citronnier ou un cocotier au milieu des bois ; plus loin, parmi les ronces et les épines, un champ de cent à deux cents pieds d’ananas. L’ananas est ici bien supérieur à celui de France ; c’est le jour et la nuit ; il vient tout naturellement, sans soins, sans culture, comme vient en France un chardon.

 En parcourant mon sentier, vous voyez successivement des places vides, des bouquets de bois, de petites plaines cultivées, un grand terrain consacré à la culture du manioc et à sa préparation et où chaque nègre et négresse va faire sa tâche, des palmiers maripas, qui donnent le chou palmiste, excellent manger, mais il faut abattre un arbre de quarante à soixante pieds, chaque fois qu’on mange un chou ; de délicieux bananiers, quelques caféiers, des cacaoyers, des cotonniers en petit nombre, un terrain préparé pour une plantation de coton ; des arbres singuliers et rares. Un petit sentier que vous rencontrez vous conduit en descendant à une source de très bonne eau et, là, je formerai un potager. »

carte

Carte de l’île de Cayenne et des îles environnantes dans la Guiane française, an 7, d’après un croquis joint au manuscrit du journal de Gilbert-Démolières. Extrait des Mémoires de la Société d’émulation de Cambrai, 1833, h.-t. après p. 288. © Bibliothèque nationale de France.

Découverte des travailleurs des habitations, des propriétaires voisins, des paysages…

« Je viens de faire une course en canot, dont je veux vous rendre compte. J’ai été rendre visite à deux déportés qui étaient venus me voir. Ils sont établis à une demi-lieue de chez moi, de l’autre côté de la rivière de Mont-Sinéri, en sorte que j’ai eu à traverser cette rivière qui, comme je vous l’ai dit, est plus large que la Seine à Paris, surtout en marée haute, et à entrer ensuite dans une crique, qui est presque vis-à-vis mon habitation. Cette crique ou courant d’eau est bordée, des deux côtés, d’arbres de futaie qui se croisent et forment le berceau que notre canot a vogué pendant plus d’un quart de lieue. Les arbres des bords tombent dans l’eau et barrent la crique. Cela fait des accidents, des difficultés à surmonter. Rien n’est si singulier ni si agréable qu’un pareil passage. Notre canot, mince, petit et léger, traverse tout cela. Il faut quelquefois baisser la tête sous les branches des arbres les plus surprenants. Ces arbres sont faiblement enracinés et la marée mine le terrain ; mais, indépendamment des feuilles qui garnissent les branches, il en sort de gros filaments comme des racines, qui plongent dans l’eau, y prennent terre et servent d’étais naturels à l’arbre qui, en tombant, se trouve soutenu par ces racines pendantes. Le canot passe dessous et va avec une rapidité étonnante. L’adresse des nègres me surprend toujours.

 Vous avez à juger de là que l’habitation où nous nous rendions, au lieu d’être située comme la mienne sur le bord de la rivière, est au contraire enfoncée dans les terres, de plus d’un quart de lieue, et n’a pas dès lors autant d’agrément. Il suit aussi de cette situation un autre inconvénient, c’est qu’on ne peut arriver qu’en marée haute, comme sortir que quand la marée revient et qu’enfin on y est plus éloigné de Cayenne que je ne le suis. Mais je trouve toutes les retraites où l’on vit libre et tranquille. J’ai donc été fort content de « l’habitation de la marée » ; c’est ainsi qu’elle se nomme. Elle a un terrain assez bien employé, et l’on peut s’y couvrir de ses dépenses, mais ce n’est pas Mont-Plaisir. La différence est grande. J’ai été fort satisfait de ce petit voyage et, néanmoins, à chaque instant, je désirais rentrer chez moi. »

 et des produits inattendus…

  « On m’a apporté aujourd’hui des huîtres. La manière de les prendre est unique. C’est dans la rivière de Mont-Sinéri, sur laquelle est mon habitation, qu’on fait cette pêche. Je vous ai dit que la rivière était bordée d’arbres qui forment un mur vert des deux côtés et dont les branches pendent dans l’eau lors de la marée. Il y a là beaucoup de mangliers ; c’est une espèce d’arbres que les huîtres aiment et auxquelles elles s’attachent de la manière la plus forte, se tenant ensemble autour de la branche, de sorte que les écailles masquent le bois. Vous coupez cette branche, qui se trouve garnie d’huîtres du haut en bas, de même que chez vous on garnit de cerises un petit bâton. On m’a apporté sept ou huit branches semblables. Ces huîtres sont vertes et petites, mais elles ne valent pas les nôtres. Il faut avoir soin de ne les « cueillir » que lorsqu’elles ont reçu le flot de la marée, autrement elles ont une eau douceâtre et sont peu agréables.

J’ai force poisson dans ma rivière et il est excellent ; il y en a de trois à quatre pieds de long. Il faut deux hommes pour les rapporter suspendus à une perche. On appelle ce poisson le machoiran ; c’est une bonne espèce. Il se pêche à la ligne ; vous sentez qu’elles doivent être fortes. »

Gibert-Démolières décède quelques semaines plus tard. Son inventaire après décès établi par le notaire Rondeau montre qu’il vivait de peu sur l’habitation Mon-Plaisir de la demoiselle Guisoulphe.

Le temps passe, les traditions demeurent…

Page de garde de l’édition original d’Atipa (1885). © K. Sarge (2013).

En 1885 paraît chez un libraire parisien l’œuvre originale d’un certain Alfred Parépou, Atipa, roman guyanais. Entièrement publié en créole guyanais, le récit fait se succéder des scènes de vie quotidienne où évoluent Atipa, « oune nègue Oyac », qui connaît toutes les affaires de Cayenne, et ses amis.

Le troisième chapitre s’ouvre sur la rencontre entre Atipa et son compère de Montsinéry, Dorilas, « oune nègue pitit, faible, macanki », qui refuse de quitter son abattis pour aller exploiter l’or.

« Peut-être est-ce parce que les canots des placers ne passent pas souvent par la rivière près de chez lui. Et puis il n’y a pas d’or dans son coin. La rivière ne prend pas sa source assez haut. Les gens qui ont prospecté par-là n’ont trouvé que du grenat. Dorilas est quelqu’un qui sait que la vraie richesse d’un pays se trouve dans l’agriculture et les plantations. Jusqu’à présent, les placers ne l’ont pas encore tenté. Sa propriété est située près la crique Pagamont. On y trouve du poivre, des ignames pays nègre, des girofliers, des patates douces et des dindés, ce fruit que M. Kerckove a introduit à Cayenne.

Quand Atipa se trouve à Cayenne, il a l’habitude d’aller passer deux ou trois jours à Montsinéry avec Dorilas. Parfois, ils vont jusqu’à la pointe Palicou pêcher le croupia, parfois ils vont chasser sur la Mapéribo. Lorsque les crabes sont tout étourdis par les grandes marées, ils mettent leur calimbé, vont à la crique Pagamont en attraper. Les crabes de la Pagamont sont les meilleurs du pays. »

Après quelques commissions au marché, les deux compères rentrent chez eux en traînant un peu en chemin…

roman

Première page du chapitre 3 du roman Atipa © K. Sarge (2013).

« La femme d’Atipa était en colère de les voir en retard pour le déjeuner, mais à cause de Dorilas, elle se calma un peu. Pour que sa femme ne se fâchât pas, Atipa mit le blâme sur les difficultés qu’il avait eues pour trouver du poisson.

– C’est comme ça qu’il est, dit sa femme, c’est son habitude. Quand il rencontre un copain, il oublie que je suis à la maison en train de l’attendre, tant il aime parler. Il va parler jusqu’à ce qu’il radote !

– Voici trois parassis, dit Atipa, fais-nous vite une pimentade.

– J’ai fait un lafoufou de bananes, ainsi qu’une chaudronnée de calou, dit la femme.

– Bien, répondit Atipa, ce n’est pas de trop. Nous allons manger les deux. Dorilas est de la même nation que moi, c’est un vrai glouton, comme moi, il adore la calou. Tu as de la graisse ? Du citron ? Tu sais bien que je ne mange pas de pimentade sans citron. Surtout, fais-la bien cuire à l’étouffée.

– Oui, répondit sa femme.

Elle s’en alla à la cuisine. Elle attisa le feu avec son éventail. En moins de deux, la pimentade fut prête. Une fois le poisson cuit, ils mirent la cassave à tremper et passèrent à table. A la première bouchée, crac ! Atipa mordit dans un petit caillou qui se trouvait dans la cassave.

– Bon Dieu ! dit Atipa en colère. Où as-tu pris cette cassave ? demanda-t-il à sa femme ?

– C’est Jeannette, ma commère, qui m’en a cédé deux, répondit la femme ; c’est de la bonne qualité.

– Où as-tu vu que c’est de la bonne cassave ? reprit Atipa ; c’est de la cassave de Kourou, elle est pleine de sable.

Dorilas leur avait offert un peu de couac de Montsinéry, qui est excellent.

– Donne-nous donc le couac de Dorilas, dit Atipa ; et tout de suite.

Sa femme apporta le couac de Montsinéry.

– Tu vois, Dorilas, dit Atipa, je ne mange pas les cassaves de Macouria ni celles de Kourou. Passe encore pour celles qu’on trouve en haut de Macouria, près de L’Oreille-Fraîche, mais celles d’en bas, là-bas, vers Viguier, elles sont pleines de sable. Les gens de Kourou ont beau vanter leur cassave, ce n’est pas moi qui en mangerais. Il en va de même pour les gens de l’Oyapock qui vantent tellement leur couac parce qu’il est jaune. La couleur ne fait rien à l’affaire. Je sais bien que leur couac est vraiment bon. Mais il n’est pas meilleur que celui de Montsinéry et que celui d’Oyak. »

Roche et pointe Palicour (2013). © K. Sarge.

La conversation continue sur les produits du terroir et ceux de France, où l’on mange des grenouilles et du cheval. Puis vient le moment du dessert ou plutôt des desserts !

« Ils prirent comme dessert du melon, des conserves de gingembre, du nougat de coco, des ramiquins ainsi que du saucisson. Atipa voulait couper le saucisson en tranches aussi fines que du papier à lettres. Dorilas dit pour sa part, il le mangerait « à la nègre ».

– Tu ne sais pas qu’en France le saucisson est fait avec de l’âne ? dit Atipa.

– Peu importe, compère, rétorqua Dorilas, ce qu’on ne voit pas ne fait pas souffrir.

– La prochaine fois que nous nous rencontrerons à Cayenne, dit Atipa, nous mangerons un bouillon d’awara ou bien une pimentade d’atipas ; c’est mon remède ! Pas le petit atipa blanc, non, car il est plein de vers, mais le gros atipa jaune, celui-là même qu’on trouve dans le canal.

– Et deux ou trois coquilles de crabes farcis, dit Dorilas, ainsi qu’une pimentade de morue et une pimentade de calichas, comme nous la préparons à la campagne ; c’est un délice ! Et un bon croupia, qu’est-ce que tu en fais ? Te rappelles-tu de M. Diamant à la pointe Palicou ? Quand il y avait une belle profusion de croupias, il criait : Quel bonheur ! Et un bon chibet ? ».

Les restaurants et activités de plein air qui animent aujourd’hui les bourgs et la production de nombreux produits agricoles sur les terres de la commune entretiennent ce patrimoine fluvial et culinaire qui fait l’originalité de ce territoire.

1  Les oranges, ici, ne sont pas si fines qu’en Portugal, mais elles sont bonnes. Elles sont du double des plus belles qu’on trouve à Paris. Il faut les manger après son lever, car le proverbe du pays dit que « c’est de l’or le matin, de l’argent à midi et du plomb le soir ». Mes arbres en sont chargés et l’on trouve dessous plus d’oranges et de citrons gâtés qu’il y a de brins d’herbe.