La mémoire orale de Montsinéry, transmise notamment par Alidor Mayen, a conservé l’histoire de marronnages, de refus de travail sur l’habitation Petit-Cayenne, que d’aucuns ont qualifié de « grèves », et de plaintes déposées auprès du procureur du roi par les esclaves eux-mêmes, se révoltant contre les conditions de travail et de vie inhumaines imposées par le propriétaire Jean Lesage, qui administrait directement son habitation.

Bien que le caractère violent et tortionnaire du propriétaire fût reconnu, selon le gouverneur, « il n’y a pas eu de faits assez graves pour motiver une mesure exceptionnelle ou une action devant les tribunaux ».

Que disent les archives conservées aux archives départementales de Guyane et aux archives nationales d’outre-mer d’Aix-en-Provence ? Peut-on obtenir des détails sur ces plaintes, ces « grèves » ? Quelles positions et décisions furent prises par les administrateurs ?

Six lettres, datées des 12 juin, 17 juillet, 10 août, 9 septembre 1843, 16 janvier et 22 février 1844, écrites par le gouverneur Layrle au ministre de la Marine et des Colonies, retracent les rencontres et échanges, parfois vifs, l’ayant opposé au propriétaire, témoignent des craintes et réflexions du gouverneur et rappellent surtout la chronologie des événements et des réactions du pouvoir colonial face aux résistances et rébellions des esclaves.

Ses lettres sont consultables sous les cotes suivantes :

  • Archives départementales de Guyane, 1M (non coté), correspondance du gouverneur au ministre
  • Archives nationales d’outre-mer, 2701 COL 107/10.

Ce sont pour l’instant les seuls documents sur cette affaire politique qui n’a pas eu de pendant judiciaire. En raison de leur importance majeure pour l’histoire de Montsinéry, elles sont proposées dans leur intégralité.

Il est fort possible qu’une recherche plus poussée dans les fonds d’archives offrira aux chercheurs des éclaircissements venant des chefs de service cités dans la correspondance du gouverneur (rapports d’inspection et de tournées de gendarmerie ; rapports du chef du service judiciaire, etc.).

Lettre du 12 juin 1843 (© Archives nationales d’outre-mer).

En 1843, au sein de l’atelier de l’habitation Le Petit-Cayenne la révolte gronde face aux châtiments corporels, aux vexations et aux crises d’autorité du propriétaire Jean Lesage, qui règne en maître « d’un autre âge » sur son habitation…

12 juin 1843
Lettre n° 231 du 12 juin 1843 du gouverneur Layrle au ministre de la Marine et des Colonies

Monsieur le Ministre.

L’habitation sucrerie appelée Le Petit-Cayenne, située dans le quartier de Mont-Sinéry, à une lieue de canotage du chef-lieu de la colonie, occasionne depuis quelque temps des embarras sérieux à l’administration : l’atelier entier (cent et quelques nègres) se plaint de son maître et le maître, de son côté, se plaint de ses esclaves.

Monsieur Lesage est le propriétaire de l’habitation Le Petit-Cayenne.

Il est arrivé qu’une grande partie de l’atelier de monsieur Lesage (cinquante noirs ou négresses) a récemment abandonné le travail de l’habitation, pour porter ses plaintes à l’autorité, tandis que le reste des esclaves avait gagné les bois et s’était constitué en état de marronnage.

L’administration s’est empressée de rechercher ce qu’il y avait de réel dans les plaintes qui lui arrivaient et du maître et des esclaves.

Il a été reconnu que l’administration de Monsieur Lesage était tracassière, qu’elle n’avait aucune fixité dans sa règle, que les châtiments corporels se renouvelaient outre mesure et que les usages des autres habitations de même espèce ne s’observaient pas sur la sienne.

D’un autre côté, il n’a pas échappé à l’autorité que, Monsieur Lesage s’étant aliéné l’esprit de ses esclaves, il y avait mauvais vouloir de la part de ceux-ci et peut-être pour moitié, chez eux, d’entraver ses travaux et de le conduire à une ruine plus ou moins prompte.

Dans une circonstance aussi grave et aussi embarrassante, l’administration a reproché au maître le régime adopté par lui et sur plusieurs points a exigé et obtenu les adoucissements en faveur des esclaves. Cependant, elle a senti que, malgré la fausse position que s’était faite Monsieur Lesage, il ne fallait pas porter trop ostensiblement le blâme sur sa conduite, qu’il fallait en lui reprocher le prestige qui fait la force du maître et sans lequel la société coloniale constituée telle qu’elle est aujourd’hui ne saurait exister. Ainsi, au moment où l’administration obtenait de Monsieur Lesage des garanties pour l’avenir, elle le laissait libre de punir de la petite chaîne de police quatre des principaux fauteurs de l’abandon du travail de l’habitation et quatre autres esclaves recevaient, en présence de l’atelier assemblé, une punition corporelle prévue par les édits et ordonnances en vigueur, punition à laquelle l’administration prêtait son concours par le déplacement de la force nécessaire.

Mais l’état des esprits ne permettait pas d’espérer que la reprise du travail fût sincère et de durée : en effet, quelques jours s’étaient-ils écoulés que les plaintes se renouvelaient, que seize noirs ou négresses s’acheminaient vers la ville et que beaucoup d’autres gagnaient les bois.

Dans ce nouvel état de chose, l’administration ordonna une enquête judiciaire. Monsieur le Procureur du roi, monsieur le médecin en chef de la colonie et l’arpenteur du gouvernement se rendirent sur l’habitation Le Petit-Cayenne.

Il est résulté de cette investigation que 1°/ Monsieur Lesage donne aux noirs de son atelier des tâches trop fortes, 2°/ que ces tâches sont uniformes, qu’elles ne varient ni en raison des difficultés que présente le service ni en raison de la distance que les esclaves ont à parcourir pour atteindre le lieu du travail.

Il a été constaté aussi par la commission d’enquête que les plantations de vivres appartenant aux esclaves, ou étaient insuffisantes ou n’avaient pas encore atteint l’époque de leur maturité. Les noirs ont déclaré que l’absence de vivres provenait de l’impossibilité où ils étaient de soigner leurs terres, tant que les tâches continueraient d’être en désaccord avec ce qu’elles étaient sous les propriétaires précédents, qui n’exigeaient que la moitié de ce que réclame monsieur Lesage.

Il paraît aussi que des noirs en punition portent au cou des colliers de fer à branches inflexibles et que Monsieur Lesage ne nourrit pas tous les noirs qui sont à l’hôpital.

Mais, si l’administration doit soutenir Monsieur Lesage contre le mauvais vouloir de ses nègres, il n’admettra qu’avec une extrême défiance les réclamations de ceux-ci, elle a senti qu’il était de son devoir d’informer cet habitant que ses convictions étaient que l’habitation Le Petit-Cayenne n’est pas, en tout point, administrée comme elle devrait l’être et que Monsieur Lesage avait de nouveaux allègements à accorder à ses nègres, notamment la dimension des tâches, la disparition des fers, la nourriture de toutes les catégories de malades et, enfin, à faire preuve de plus de discernement et de modération dans l’application des coups de fouet, qui aigrissent les esprits plutôt qu’ils ne remédient à quelque chose.

En faisant connaître à Monsieur Lesage le résultat des investigations faites sur sa propriété, j’ai fait engager cet habitant à introduire dans le régime de Petit-Cayenne les améliorations que l’administration réclame et que lui-même devrait s’employer d’adopter, comme étant aujourd’hui le seul moyen de lui ramener l’esprit de son atelier et de faire cesser des mécontentements qui doivent, tôt ou tard, le ruiner en dépit des efforts de l’autorité. Monsieur Lesage répète à satiété qu’il est l’instrument de sa fortune ; on pourrait lui répondre : Ce n’est pas tout que de l’avoir gagnée, cette fortune, il faut savoir la conserver et à vous seul le moyen d’y parvenir.

Voilà, Monsieur le Ministre, le point où j’ai conduit cette fâcheuse affaire. Malheureusement l’exemple du passé et la connaissance que j’ai du caractère irascible de Monsieur Lesage et de ses théories surannées touchant la possession de l’homme par l’homme me laissent peu d’espoir de conserver la paix et le travail sur l’habitation Le Petit-Cayenne. Ainsi je prévois que les embarras qui se sont présentés nous reviendront encore. Mais ces embarras sont d’un pernicieux exemple : si Le Petit-Cayenne entraînait d’autres ateliers, si le même jour le chef de la colonie avait sur les bras quelques centaines de noirs, mais ce ne seraient plus des réclamations, ce serait l’émeute, ce serait la révolte ; il faudrait mettre la colonie en état de siège et recourir à la permanence des cours martiales.

En parlant ainsi, je ne veux ni alarmer Votre Excellence ni donner aux événements dont le Petit-Cayenne a été récemment le théâtre, plus d’importance qu’ils n’en méritent, mais, enfin, je ne puis m’empêcher de reconnaître que, dans l’état des esprits, et par suite de la marche progressive du temps, le régime actuel de nos colonies ne tient plus que par un bonheur et que de la plus petite étincelle peut sortir la conflagration générale. Si en vivant au milieu des choses, on apprend à la connaître, c’est sur le terrain des colonies qu’on découvre le danger et qu’on peut l’apprécier. Je serais désolé d’encourager aucun parti, de flatter aucune espérance, mais mes convictions ne me permettent pas de dérober à Votre Excellence les inquiétudes que me présage l’avenir. En face d’un régime usé, que peut aujourd’hui l’administration ? Les châtiments corporels ne sont plus de nos jours, je le répète, ils ne font qu’aigrir les esprits. La société qui ne doit son existence qu’à de semblables moyens est bien près de succomber.

Recevez, je vous prie, l’assurance des sentiments respectueux avec lesquels je suis, Monsieur le Ministre, votre très humble et très obéissant serviteur, le gouverneur de la Guyane française, LAYRLE.

17 juillet 1843
Lettre n° 270 du 17 juillet 1843 du gouverneur Layrle au ministre de la Marine et des Colonies

Cayenne, le 17 juillet 1843.

Monsieur le Ministre.

Ainsi que je le faisais pressentir à Votre Excellence par ma dépêche du 12 juin, l’ordre et le travail n’ont été que momentanément rétablis sur l’habitation-sucrerie Le Petit-Cayenne, appartenant à Monsieur Lesage.

Ce propriétaire, qui, comme j’ai eu l’honneur de vous le faire connaître précédemment, administre lui-même son habitation, a continué le régime rigoureux qu’il a de tout temps exercé envers ses nègres et quarante-sept d’entre eux ont quitté de nouveau la propriété et sont allés marrons.

Monsieur Lesage, comme c’est son habitude, s’est plaint que l’administration ne le protégeait pas, qu’elle ne déployait pas assez de sévérité dans la circonstance et, dans une lettre remplie de généralités, d’accusations banales et sans fondements, il a essayé de faire peser sur ma responsabilité les suites du déplorable exemple donné par ses noirs aux autres esclaves de la colonie.

J’ai fait venir monsieur Lesage. Je l’ai mis en présence de monsieur l’ordonnateur et de monsieur le commissaire commandant du quartier de Mont-Sinéry, où est située son habitation et là, je l’ai mis en demeure d’articuler les plaintes qu’il avait à adresser à l’administration et aux agents de la force publique dans la colonie. Il a été battu par les faits. Je lui disais, par exemple : « Lorsque vos noirs sont venus, en trois détachements différents, se plaindre à l’autorité de la sévérité de votre régime, l’administration, quoique convaincue que vous aviez des torts graves envers vos esclaves et réclamant en leur faveur un adoucissement de travail et d’autres conditions dont l’absence vous avait aliéné l’esprit de vos ouvriers, l’administration, dis-je, ne vous a-t-elle pas donné raison en vous laissant punir huit de vos noirs, quatre du fouet et quatre autres de la petite chaîne de police, et en vous donnant assistance dans une punition qui avait bien plus pour objet de vous conserver le prestige qui fait la force du maître, sous le régime actuel de la société coloniale, que d’approuver les rigueurs que vous êtes dans l’habitude d’exercer sur votre propriété. Vous vous plaignez de l’administration, Monsieur ; mais c’est l’administration qui a à se plaindre de vous. D’abord, votre régime, de tout temps, a été trop sévère ; ce n’est pas la première fois que les marques de désaffection se sont multipliées sur votre habitation. Déjà, en 1840, vous avez encouru le blâme de l’autorité. Dans ces derniers temps, vous avez distrait vos noirs de leurs cultures particulières, vous les avez accablés de travail, vous les avez fouettés sans miséricorde, quand vos tâches rigoureuses n’étaient pas accomplies ; ils ne sont pas habillés aux époques voulues, vous ne nourrissez pas les malades et vous vous plaignez de votre atelier ! Mais, Monsieur, votre conduite imprudente et cruelle a préparé depuis longtemps ce qui vous arrive aujourd’hui. S’il n’y avait que vous et vos noirs dans la colonie, si l’exemple de ce qui se passe sur vos terres n’était pas de nature à faire naître des légitimes inquiétudes dans l’esprit des autres propriétaires de la Guyane, l’administration vous abandonnerait à votre malheureux sort, vous le méritez. Mais l’intérêt général m’impose le devoir de vous protéger malgré la réalité de vos torts. En conséquence, dès ce moment, je mets à la disposition de Monsieur le commissaire-commandant de votre quartier la totalité de l’escouade de police rurale, il en disposera comme il l’entendra pour vous ramener vos noirs marrons. Je donne des ordres dans tous les quartiers de la colonie pour que les noirs absents du Petit-Cayenne ne soient pas reçus sur les habitations, je place une brigade de gendarmerie sur votre propriété et, si vous insistez, vos noirs seront fouettés à la geôle sur votre demande, au fur et à mesure de leur arrestation et avant de vous être rendus. Mais, je vous le répète, Monsieur, il vaudrait beaucoup mieux abandonner les moyens de rigueur dans lesquels vous persistez. Le fouet est un régime usé, partout et particulièrement sur votre propriété. Il aigrit les esprits et ne remédie à rien. Montrez-vous indulgent, oubliez le passé, diminuez les tâches, nourrissez vos noirs malades et ceux qui n’ont pas de vivres à eux, faites quelques sacrifices et ramenez à vous l’esprit de votre atelier.

Malheureusement, Monsieur Lesage, dans l’empire des préventions coloniales les plus arriérées, peut-être aussi encouragé dans ses habitudes déplorables de rigueur par certains esprits qui ne tiennent compte ni de la marche du temps ni du progrès qui en résulte, malheureusement, dis-je, Monsieur Lesage n’écoute ni les conseils de la raison ni ceux de la prudence et, au moment où toute sa fortune est en jeu, il persiste dans un régime qui doit le ruiner très prochainement. Ainsi, au lieu d’exécuter les avis que je lui ai donnés à diverses reprises, il réclame des châtiments corporels qui lui aliènent à jamais l’esprit de ses noirs, châtiments auxquels l’administration prête son concours, parce qu’elle sent la nécessité de conserver au maître l’autorité que lui confère la législation en vigueur, et de montrer aux autres ateliers de la colonie la résolution où elle est de ne tolérer de leur part aucune tentative tendant à l’abandon du travail et à achever la ruine de la constitution coloniale déjà si ébranlée depuis quelques années.

Mais, je le répète à Votre Excellence, les châtiments corporels ne remédient plus à rien. Je l’ai aussi souvent dit à Monsieur Lesage. Malheureusement, cet habitant n’’est pas plus convaincu de cette vérité que la plupart des propriétaires d’esclaves qui ne voient de salut que dans la continuation d’un régime qui n’est plus de nos jours. Ces messieurs persistent à ne pas marcher avec le siècle. Nous sommes loin du temps où le fouet tenait les noirs en respect. Aujourd’hui ils se feraient infliger ce châtiment pour avancer le succès de leur cause, pour se présenter en martyrs à leurs amis d’Europe. Messieurs les colons ne veulent pas voir qu’en travaillant avec les errements d’autrefois, ils agissent contre eux-mêmes et vont au-devant de leur ruine.

Dans les circonstances où le temps a placé les colonies, le régime des habitations ne doit ressembler en rien à ce qu’il était il y a cinquante ans, à ce qu’il était il y a dix ans même. Un maître ne peut plus être sur sa propriété qu’un chef de famille, bon et humain, toujours prêt à éviter la désaffection de son atelier, par les concessions faites à propos et cependant sans avoir l’air de céder. Cette conduite que réclament la prudence et l’intérêt du maître n’est pas du goût de certains planteurs, c’est cependant la seule qui puisse préserver la propriété coloniale de la ruine qui la menace. Ceux-ci, comme Monsieur Lesage, réclament l’intervention de l’administration, mais ils ne tarderont pas à reconnaître que cette continuation est impuissante, parce que toutes les fois qu’il n’y a que force d’inertie et mauvais vouloir, la législation est insuffisante pour contraindre les noirs au travail. Ainsi, Monsieur Lesage fait fouetter ses esclaves ou bien les fait mettre à la chaîne de police, l’administration lui prête son concours, parce qu’elle doit protection au maître, mais les punitions ne sont pas plutôt subies que les noirs sont marrons de nouveau. La brigade de police rurale parvient avec le temps à les saisir, à les ramener, ils subissent la correction d’usage et disparaissent le lendemain. C’est ainsi, Monsieur le ministre, que l’administration coloniale et Monsieur Lesage roulent dans un cercle dont ils ne sortiront jamais tant que ce propriétaire conservera la direction de son bien.

Mais retirer à un propriétaire l’administration de son bien est une mesure grave à laquelle on ne peut recourir que quand tous les autres moyens ont été épuisés. Cependant, j’en ai menacé Monsieur Lesage et, certes, j’arriverai tôt ou tard à l’exécution de cette mesure extrême, si la présence de ce propriétaire, qui, du reste, a déjà fait à l’administration des concessions favorables à ses noirs, continuait à entretenir sur sa terre un exemple fâcheux pour le reste de la colonie. J’ai conduit Monsieur Lesage à ce point, c’est qu’il est décidé à remettre sa gestion à quelqu’un de prudent et de capable et à s’éloigner de la Guyane, mais le choix du sujet destiné à le remplacer réclame du temps, de la réflexion et des stipulations réciproques, je ne puis donc pas être trop pressant dans l’accomplissement d’une mesure que je considère, il est vrai, comme étant la seule qui puisse ramener le travail et le calme sur l’habitation Le Petit-Cayenne, mais dont dépend ainsi la fortune de toute une famille. J’ai la confiance que Monsieur Lesage quittera le pays et que bientôt nous serons débarrassés des tracasseries et des inquiétudes que nous suscite ce défaut d’harmonie si regrettable entre ce maître et son atelier.

Ce qui se passe au Petit-Cayenne semble jusqu’à présent devoir rester un fait isolé dans le pays. Cependant, je suis informé que récemment 17 noirs de l’habitation La Constance dans le quartier d’Approuague sont partis marrons. L’éloignement où est Le Petit-Cayenne de l’habitation La Constance fait présumer que la désertion des noirs de l’Approuague n’est pas le résultat de ce qui se passe chez Monsieur Lesage, je crois qu’il est plus raisonnable de l’attribuer à l’arrivée d’un nouveau géreur, qui, à tort ou à raison, a mécontenté les noirs.

L’habitation Lesage continue à fixer mon attention. Elle fixe également celle du chef de la magistrature. J’espère que, avec le temps, de la prudence et de la fermeté, j’arriverai à rétablir l’ordre sans blesser les intérêts du maître et sans porter atteinte au prestige qui fait la force des propriétaires de la colonie. Je ne me dissimule pas les difficultés que j’aurai à surmonter ; néanmoins, j’espère encore conduire cette affaire à bonne fin.

Recevez, je vous prie, l’assurance de mes sentiments respectueux avec lesquels je suis, Monsieur le ministre, votre très humble et très obéissant serviteur. Le gouverneur de la Guyane française. LAYRLE.

10 août 1843
Lettre n° 312 du 10 août 1843 du gouverneur Layrle au ministre de la Marine et des Colonies.

Cayenne, le 10 août 1843.

Monsieur le Ministre.

Par mes dépêches des 12 juin et 17 juillet, j’ai fait connaître à Votre Excellence les tracasseries et même les inquiétudes que suscitait à l’administration de la Guyane française le marronnage d’une portion notable des noirs de l’habitation-sucrerie Le Petit-Cayenne appartenant à monsieur Lesage.

Je vous rendais compte en même temps des dispositions que j’avais prises pour faire rentrer les noirs dans le devoir et pour rétablir le travail sur cette propriété importante. Je suis heureux, aujourd’hui, de pouvoir vous annoncer ce qui s’est passé sur l’habitation Le Petit-Cayenne n’a été imité par aucun des autres ateliers de la colonie et que les noirs de monsieur Lesage, rentrés volontairement ou ramenés par l’escouade de police rurale, sont aujourd’hui ce qu’ils étaient avant l’échauffourée dont je vous ai rendu compte par les dépêches précitées des 12 juin et 17 juillet, c’est-à-dire qu’ils ont repris le travail et que le calme est en apparence rétabli.

Je dis en apparence, parce que je ne suppose pas qu’un homme du caractère de monsieur Lesage puisse persister dans les concessions qu’il a faites à la requête de l’administration, qu’il s’attache à ramener à lui des esprits aigris depuis longtemps et qu’il entre franchement dans cette vue de douceur et de conciliation hors de laquelle les ateliers sont aujourd’hui ingouvernables. Monsieur Lesage ne manquerait pas d’imitation dans la colonie, son régime rigoureux et arbitraire serait fort apprécié si le bon esprit de Messieurs les colons ne leur indiquait que les moyens d’autrefois ne sont plus les moyens d’aujourd’hui et que ce qui donnait de bons résultats il y a dix ans conduirait sûrement à présent à de graves désordres.

Mais Monsieur Lesage dont la fortune, déjà endommagée, est grandement en péril, n’a pas une tête dont on puisse espérer quelque chose de bien et de raisonnable. Vieilli dans les préjugés coloniaux, habitué dans ses exigences à ne consulter que son caprice, monsieur Lesage, toujours en désaccord avec la marche du temps, reste étranger à son époque. Voilà pourquoi, Monsieur le ministre, je crains que la désaffection des esclaves du Petit-Cayenne ne se manifeste de nouveau, que nous ayons à regretter encore le fâcheux exemple de l’abandon du travail. Dans cette prévision, je ne perds pas de vue que monsieur Lesage m’a promis de se dessaisir de l’administration de son habitation et même de quitter momentanément la colonie. Je sais que cet habitant une main capable de le remplacer, mais, tout en pressant Monsieur Lesage d’accomplir sa promesse, je sais aussi que malheureusement il est d’une avarice et d’une exigence telles que je crains toujours de ne pas voir conclure une transaction désirable pour la colonie et pour lui, car sûrement ses noirs le ruineront tôt ou tard. Je ne lui laisse pas ignorer que je ne crois pas au calme d’aujourd’hui et je l’invite plus que jamais à remettre sa propriété à quelqu’un de bon et de prudent qui puisse faire oublier le passé. Déjà j’étais décidé à le poursuivre administrativement, à porter au conseil privé la connaissance d’une affaire qui indubitablement conduirait monsieur Lesage à s’éloigner pour un temps de la Guyane française, mais le calme revenu, bien que je n’y crois pas, m’a fait différer. J’ai pensé que pour justifier une mesure aussi grave que celle d’éloigner un habitant de ses propriétés, il fallait que tout espoir fût perdu, et ce n’est pas le cas pour le moment. D’ailleurs, Monsieur Lesage n’est plus seul propriétaire d’esclaves dans la colonie, malgré que son régime soit assez généralement blâmé, en adoptant envers lui une mesure rigoureuse qui peut le ruiner, c’est attaquer le corps des habitants, c’est détruire le prestige qui fait la force du maître, c’est peut-être hâter des événements que la prudence prescrit de ne pas provoquer, c’est, enfin, une affaire délicate qui repousse toute détermination hâtive. Mais, je le dis à votre Excellence, si ce qui s’est passé sur l’habitation Le Petit-Cayenne se renouvelle, si monsieur Lesage se donne encore les torts que j’ai eu à lui reprocher, je ne balancerai pas un instant à faire prononcer son interdiction et son éloignement de la colonie. Dans l’état de choses actuel et avec la résolution où est monsieur Lesage de quitter le pays, je crois qu’il est préférable d’attendre, d’autant mieux que je suis toujours en mesure de connaître les difficultés qui peuvent survenir, puisque j’ai un pied dans Le Petit-Cayenne où j’entretiens un poste de gendarmerie, avec lequel je suis en rapport journalier.

Quant aux dix-sept noirs marrons de l’habitation La Constance à Approuague, dont je vous parlais dans ma dépêche du 17 juillet, je suis heureux d’annoncer à votre Excellence que cette désertion du travail n’a eu aucun rapport avec ce qui se passait chez monsieur Lesage et que, à l’exception d’un seul, tous les noirs de La Constance sont rentrés aussitôt que leur maître, parti en toute hâte de Cayenne, s’est interposé entre l’atelier et le régisseur contre lequel, bien à tort, m’a-t-on assuré, les noirs faisaient entendre des plaintes. Mais le propriétaire de La Constance est une des bonnes têtes du pays, loué d’ailleurs de cette bonté et de cette prudence, sans lesquelles il n’y a plus de travail possible dans l’état de délabrement où est aujourd’hui la constitution sociale des colonies à esclaves.

Recevez, je vous prie, l’assurance de mes sentiments respectueux avec lesquels je suis, Monsieur le Ministre, votre très humble et très obéissant serviteur. Le gouverneur de la Guyane française. LAYRLE.

2
9 septembre 1843 – Lettre n° 341 du 09 septembre 1843 du gouverneur Layrle au ministre de la Marine et des Colonies.

Cayenne, le 9 septembre 1843.

Monsieur le Ministre.

Par mes dépêches des 12 juin, 17 juillet et 10 août derniers, numéros 231, 270 et 323, j’ai eu l’honneur d’entretenir votre Excellence de l’abandon du travail sur l’habitation-sucrerie Le Petit-Cayenne et de la désertion des meilleurs sucriers de cette propriété. Cette circonstance ainsi que je vous l’ai mandé dans le temps, était de nature à susciter de grands embarras à l’administration et à jeter la perturbation parmi les autres ateliers de la colonie, car, cette fois, ce n’étaient plus quelques marronnages isolés, c’était un abandon presque général du travail sur un des plantations les plus importantes de la Guyane française et il y avait à craindre que ce fâcheux exemple se renouvelât sur d’autres points, c’était là mon inquiétude, c’était aussi celle des notables habitants, qui reconnaissaient avec moi que dans l’état d’esprit des noirs les complications les plus graves pouvaient découler de cet événement.

Monsieur Lesage, propriétaire de l’habitation Le Petit-Cayenne, s’adressait à l’administration pour se plaindre de ses noirs et réclamer des moyens coercitifs pour les faire rentrer au travail, tandis que l’atelier tout entier avait aussi des griefs fondés à faire valoir contre son maître. Dans cet état de choses, il était difficile de satisfaire à la fois les deux parties plaignantes et il était tout aussi dangereux de donner raison [plus] à l’une qu’à l’autre.

Je ne rentrerai pas dans l’énumération des mesures adoptées par l’administration, ces détails sont l’objet de mes dépêches précitées des 12 juin, 17 juillet et 10 août, seulement je suis heureux de pouvoir ajouter aux communications qui sont déjà parvenues à Votre Excellence que Monsieur Lesage, à ma demande instante, ayant abandonné l’administration de sa propriété à un nouveau géreur qui jouit depuis longtemps dans la colonie d’une bonne réputation et auquel on reconnaît les qualités nécessaires au rétablissement de l’ordre et à la marche du travail sur une habitation dévoyée, jusqu’à présent, sans discernement, sans aucune fixité dans les mesures adoptées par son chef, dont le caractère violent et l’esprit d’injustice lui avaient valu l’éloignement et la désaffection de ses noirs, que Monsieur Lesage, dis-je, par l’installation d’un nouveau géreur et l’intention qu’il a manifestée de ne plus quitter la ville, a rétabli la paix et le travail sur sa propriété, où les choses se passent aujourd’hui comme sur les autres plantations du pays, c’est-à-dire avec la prudence que réclame un régime usé et une législation surannée, en désuétude, et tout à fait insuffisante en face d’un ordre de choses qui n’est plus de notre époque.

Recevez, je vous prie, l’assurance des sentiments respectueux avec lesquels je suis, Monsieur le Ministre, votre très humble et très obéissant serviteur, le gouverneur de la Guyane française. LAYRLE.

16 janvier 1844
Lettre n° 10 du 16 janvier 1844 du gouverneur Layrle au ministre de la Marine et des Colonies.

Cayenne, le 16 janvier 1844

Monsieur le Ministre,

l’habitation-sucrerie Le Petit-Cayenne dont j’ai entretenu Votre Excellence par mes dépêches des 12 juin, 17 juillet, 10 août et 9 septembre 1843, n° 234, 270, 313 et 341, est encore en ce moment le théâtre de troubles qui ont nécessité que je rétablisse sur le lieu la brigade de gendarmerie que les circonstances m’avaient permis de retirer dans le mois de septembre dernier.

Monsieur Lesage, propriétaire du Petit-Cayenne, a changé son régisseur, ainsi que j’en ai rendu compte dans le temps à Votre Excellence. Les tâches ont été diminuées et sont aujourd’hui ce qu’elles sont partout, le régime de l’habitation s’est amélioré et Monsieur Lesage lui-même évite de paraître sur sa propriété dans la crainte de donner à son atelier le plus léger sujet de se plaindre.

Cependant la désaffection des noirs envers leur maître ne cesse de se montrer en toutes circonstances, résultat des mauvais traitements dont ils ont été l’objet pendant de longues années et avant que l’administration eût contraint Monsieur Lesage à obtenir le régime de son habitation. Plusieurs noirs du Petit-Cayenne sont venus récemment se plaindre de choses qui n’ont pas paru fondées au magistrat chargé de les entendre. Loin de là, il lui a semblé que ces plaintes étaient le résultat d’un parti pris pour justifier leur absence du travail. L’atelier tout entier, animé par d’anciens ressentiments, cherche par tous les moyens possibles à entraver la marche de cette importante sucrerie et quelles qui soient les mesures adoptées par le régisseur, homme connu dans le pays par sa prudence et par l’habitude qu’il a de conduire des ateliers, les noirs du Petit-Cayenne ne sont jamais satisfaits. Ils ont joué probablement la ruine d’un maître qu’ils détestent et déjà leur mauvais vouloir et leur esprit de mutinerie ont gravement compromis une fortune qui était bien, belle et bien liquide il y a quelques années : Monsieur Lesage était négociant avant de se faire planteur.

D’un autre côté, l’habitation Le Petit-Cayenne, éloigné des autres sucreries de la colonie et située parmi les cotonniers et rocouyers dont les travaux sont peu de chose relativement à ceux qui se font chez Monsieur Lesage, est un point de fâcheuse comparaison qui indispose les noirs de ce dernier, et les porte à réclamer un changement de culture. Monsieur Lesage, dans ses plaintes à l’administration, demande qu’on le protège contre le caprice de ses esclaves. Je me suis empressé de rétablir sur sa propriété la présence d’une brigade de gendarmerie qui m’a si bien réussi il y a quelques mois. Le travail va tant bien que mal, la volonté du géreur s’exécute. Cependant, de l’esprit de cet atelier pourront naître de graves difficultés et ces difficultés pourront avoir du retentissement parmi les autres sucreries de la colonie. Si les noirs de Monsieur Lesage, par exemple, se refusaient à la culture de la canne et, insensibles comme ils l’ont été souvent aux châtiments corporels qu’on ne leur a pas épargnés, ils persistaient dans cette résolution, l’administration serait fort embarrassée en présence d’un atelier qu’elle ne saurait contraindre et d’un maître qui lui demanderait raison de la résistance de ses esclaves. J’espère que les choses n’en montent pas à ce point ; cependant je n’imagine pas que les noirs du Petit-Cayenne en ont fait la menace, ce qui m’a déterminé à déployer sur cette habitation une force qui a moins pour objet de contraindre que de montrer à l’atelier que l’administration est prête à protéger le maître contre son mauvais vouloir, mais, je le répète, il ne faudrait pas que l’administration fût poussée dans ses retranchements, autrement elle aurait bientôt à révéler l’insuffisance des moyens dont elle peut disposer.

Les choses ont donc changé de face sur l’habitation Le Petit-Cayenne : il y a quelques mois, c’était un atelier qui accusait avec raison son maître d’exercer de mauvais traitements, de donner des tâches trop fortes, de ne pas nourrir ses malades, de faire un usage immodéré du fouet, etc. ; aujourd’hui, c’est un maître qui s’efface, qui ne s’occupe plus de l’administration de sa propriété, mais qui se plaint du mauvais vouloir de son atelier et de la menace que celui-ci lui fait de ne plus continuer la culture de la canne. Monsieur Lesage a eu naguère des torts considérables envers ses noirs : l’attitude de l’administration et les remontrances que je lui ai faites l’ont conduit à l’isolement qu’il affecte aujourd’hui ; malheureusement, le mal était fait et datait de loin, les cœurs étaient ulcérés et les ressentiments de ceux qui ont souffert d’un régime inhumain ne durent pas étonner.

L’habitation Le Petit-Cayenne a été depuis un an l’objet d’une attention sévère de l’autorité, dans l’état de choses actuel rien ne sera ménagé, dans les limites de la légalité, pour la conservation des intérêts engagés ; mais je n’ose me flatter de satisfaire ni les uns ni les autres. Monsieur Lesage, le premier, oublie les services de l’administration qu’il fait dénigrer dans certains journaux de l’opposition en France, comme si, dans les embarras qui se présentent et dans la fâcheuse position où il se trouve, il pouvait s’en prendre à d’autres qu’à lui-même, je le lui ai dit : il a préparé de longue main la ruine dont il est menacé et à laquelle il ne peut se soustraire désormais qu’en vendant un atelier qui l’exècre.

Recevez, je vous prie, l’assurance des sentiments respectueux avec lesquels je suis, Monsieur le Ministre, votre très humble et très obéissant serviteur, le gouverneur de la Guyane française. LAYRLE.

22 février 1844
Lettre n° 81 du 22 février 1844 du gouverneur Layrle au ministre de la Marine et des Colonies

Cayenne, le 22 février 1844.

Monsieur le Ministre,

j’ai eu l’honneur de faire connaître à Votre Excellence par ma dépêche du 16 janvier dernier, n° 10, que l’indocilité des noirs de l’habitation Le Petit-Cayenne et les marronnages fréquents auxquels ils se livraient de nouveau m’avaient conduit à rétablir sur cette sucrerie le piquet de gendarmerie dont je vous avais annoncé le retrait par ma dépêche du 9 septembre 1843, n° 341, et à diriger les efforts de la police rurale pour faire rentrer dans le devoir des noirs dont la désertion était un objet de sérieuse inquiétude pour les propriétaires voisins.

J’ai la satisfaction d’annoncer à Votre Excellence que quelques semaines ont suffi pour se rendre maître des marrons et que les gendarmes détachés sur Le Petit-Cayenne n’ont été que trente-sept jours absents du chef-lieu de la colonie.

Dans ma dépêche du 16 janvier dernier, je vous ai fait connaître, Monsieur le Ministre, que, si monsieur Lesage a eu longtemps des torts graves envers son atelier, on ne pouvait lui faire ce reproche maintenant qu’il a abandonné l’administration de sa propriété au sieur Lemonnier, homme connu dans la colonie par sa prudence, sa modération et sa capacité et qui déjà a conduit de grandes habitations sans qu’aucune plainte se soit jamais élevée contre lui et contre sa manière de conduire les ateliers. Monsieur Lesage a senti, tardivement il est vrai, qu’il n’y avait pour lui de chance de sauver une belle fortune acquise dans le commerce (car il a été négociant avant d’être planteur), qu’en s’effaçant et qu’en abandonnant à un homme capable et conciliant le soin de ramener au travail des ouvriers qu’un traitement rigoureux avait depuis longtemps rendus hostiles à ses intérêts. En cela Monsieur Lesage a cédé aux conseils de ses amis et à ceux que j’ai cru devoir lui donner dans les diverses conversations que j’ai eues avec ce propriétaire, qui, naturellement violent et entêté et ne concevant le régime des habitations que comme il existait à l’époque où le maître omnipotent échappait à toute espèce de responsabilité, a fait en abandonnant l’administration de sa propriété un sacrifice qui lui paraît d’autant plus grand que, vieilli dans les idées coloniales, il se rend difficilement compte qu’un maître doive biaiser devant l’exigence des esclaves. C’est cependant ce qu’il faut faire, aujourd’hui que, dans l’état des esprits, il n’y a plus de travail possible avec les errements d’autrefois, aujourd’hui qu’il ne suffit plus d’être juste pour construire un atelier et qu’il faut avoir cette prudence et cette souplesse qu’on rencontre rarement chez les personnes nées aux colonies ou qui les habitent depuis longtemps.

Ainsi, monsieur Lesage a eu pendant des années de torts graves envers son atelier dont il s’est aliéné l’affection. L’isolement qu’il s’impose est sans doute trop récent pour que les noirs croient à sa sincérité et Monsieur Lesage, quoique établi à Cayenne, est encore trop présent à leur esprit pour qu’ils se relâchent du parti qu’ils semblaient avoir adopté de laisser languir son travail et par suite de le ruiner. Le nouveau directeur de l’habitation Le Petit-Cayenne a des devoirs à remplir ; il ne peut pas rester impassible devant l’indocilité et le refus de travail ; il punit et les punitions, quoique modérées et légales, ont servi de prétexte au dernier marronnage et à la menace de la part des noirs de ne plus le prêter à la culture de la canne.

Si l’éloignement du Petit-Cayenne des autres sucreries de la colonie rend moins dangereux l’exemple de cet atelier, il faut reconnaître que la position de cette habitation dans un quartier où on ne produit que du coton et du roucou est un point de comparaison fâcheux pour Monsieur Lesage, dont les noirs, comme sur toutes les sucreries, dont assujettis à des travaux beaucoup plus rudes, plus constants que ne le sont les ouvriers des cotonneries et des roucouries. C’est là un malheur de position qui tend à entretenir le mécontentement sur l’habitation Le Petit-Cayenne et qui porte les noirs de cette sucrerie à menacer de ne plus cultiver la canne.

Le travail a repris son cours sur l’habitation de Monsieur Lesage ; les marrons sont rentrés ou ont été arrêtés ; la gendarmerie est revenue au chef-lieu, mais je n’ose me flatter que les choses se maintiennent ainsi longtemps. Cet atelier a des habitudes trop anciennes d’indocilité, connaît trop bien l’impuissance où l’on est de le contraindre en dehors du fouet et de la chaîne de police, châtiments dont il a pris son parti et dont il se moque depuis longtemps, pour que je puisse espérer qu’aucune nouvelle perturbation ne vienne renouveler mes embarras et les inquiétudes du pays, qui craint avec raison le déplorable exemple d’un atelier qui ne veut faire qu’à sa tête. Aussi le plus petit événement sur l’habitation Le Petit-Cayenne est l’objet de mille commentaires. Chacun, selon son esprit ou son intérêt, voudrait régler les choses à sa guise. Votre Excellence sentira qu’il est difficile de donner raison à tout le monde et que, conséquemment, quoiqu’on fasse, il faut s’attendre à être accusé par quelqu’un. C’est parce que ces accusations peuvent arriver au département de la Marine, soit par la correspondance particulière soit par la presse qui s’est déjà occupée de l’habitation Le Petit-Cayenne, que je m’attache à informer Votre Excellence de toucher les phases qui se présentent sur cette propriété qui, depuis des années, a cessé d’être comme les autres habitations du pays et sur laquelle, cependant, il n’y a pas eu de faits assez graves pour motiver une mesure exceptionnelle ou une action devant les tribunaux.

Quant à la mesure exceptionnelle, je connais le pouvoir discrétionnaire que me donne l’ordonnance organique et je ne puis que renouveler à Votre Excellence ce que j’ai déjà eu l’honneur de lui écrire, que je ne balancerais pas à faire usage de ce pouvoir, si les choses me paraissaient de nature à justifier l’adoption d’une mesure de rigueur. Mais le département de la Marine a reconnu avec moi que jusqu’à présent la conduite de Monsieur Lesage ne présentait aucune analogie avec celle des planteurs dont l’expulsion a été ordonnée, il y a déjà quelques années, par mes prédécesseurs.

Recevez, je vous prie, l’assurance des sentiments respectueux avec lesquels je suis, Monsieur le Ministre, votre très humble et très obéissant serviteur, le gouverneur de la Guyane française. LAYRLE.