La commune de Montsinéry-Tonnégrande est riche d’un patrimoine matériel, architectural et mobilier, mais également immatériel. De ce dernier type de patrimoine relèvent les savoir-faire, les rites, les expressions artistiques, la littérature orale, etc.

Une nouvelle édition du festival interculturel du conte Kouté pour tandé aura lieu à la mi-avril en Guyane, organisé par l’association Zoukouyanyan. Associons-nous à cette initiative pour rappeler qu’on a souvent puisé dans l’histoire de la commune et de ses habitants matière à histoires qui se sont transmises de génération en génération.

Michel Lohier, qui aimait aller dans la commune et partager histoires et Histoire avec les gangans, gardiens de mémoire, a publié dans le Radio-Presse Dimanche en 1963 un conte traduit du créole, intitulé Baca la main, baca mo curcifix.

L’histoire se passe au temps de l’esclavage et des jésuites, sur les bords de la rivière Montsinéry…

Baca la main, baca mo crucifix

Montsinéry, pittoresque petite commune de la Guyane, sur les bords du fleuve de ce nom, était il y a de cela bien lontemps le domaine signeurial d’un colon qui se faisait appeler « Maître » par ses esclaves noirs, sur lesquels il avait droit de vie et de mort.

Sur de vastes étendues s’alignaient à perte de vue d’immences cacaoyères, caféières et plantes à épices : girofliers, canneliers, muscadiers, vanilliers. Plus loin se voyaient les champs de canne à sucre, de manioc, de bananiers et de légumes divers.

La maison du Maître se trouvait sur une petite colline non loin de la sucrerie et les chaumières où grouillaient les esclaves fermaient la vue vers le grand bois.

Une allée magnifique, encadrée d’arbres fruitiers, manguiers, avocatiers, oliviers, oranges, parépous, cocotiers, partait de la maison principale pour aboutir au fleuve.

Le propriétaire du lieu y avait choisi un détour gracieux où venaient tourbillonner les eaux du fleuve dans un enchevêtrement de rochers. C’était son lieu favori de promenade et de repos. Il avait conservé les grands arbres de la forêt vierge, cèdre, grignon, acajou, balata, dont les troncs montaient droit dans le ciel, et leur sommet, formant un immense parasol, tamisait les rayons du soleil.


Son lieu favori de promenade…
© Monton.

C’était sous cette voûte qu’il venait chaque après-midi s’asseoir sur un banc, au pied d’un énorme fromager, un livre à la main.

Le propriétaire du domaine de Montsinéry était peu communicatif. Ambitieux, il tenait à la renommée de son fief et tous les moyens lui étaient bons pour y réussir.

Il avait pour les jésuites qui venaient de temps en temps lui rendre visite une aversion bien marquée. Il ne s’entretenait pas avec eux, mais leur laissait cependant la liberté de convertir ses esclaves. Les missionnaires en profitaient pour baptiser les enfants et instruire les parents dans la religion chrétienne.

Le Maître professait le culture du mal. La lecture de certains livres développait en lui les sciences occultes. Pour satisfaire son ambition, il arriva même à pactiser avec le Diable. Le malin esprit venait attendre le Maître sur le banc à l’ombre du fromager, arbre prédestiné, dit-on, aux maléfices.

Satan qui ne donne rien pour rien promit à son protégé tout ce qu’il désirait, mais à une condition :
« Tous les ans, dit le démon, au jour que je te fixerai, tu me donneras une âme, en récompense de ce que je ferai pour toi. Tu laisseras sur le banc ton livre et, après la tombée de la nuit, tu enverras un enfant le chercher. »
Le Maître serra les griffes de son associé et le pacte fut conclu.

Chaque année, au jour fixé, le Seigneur de Montsinéry envoyait un enfant chercher le livre qu’il avait oublié sur son banc de lecture. L’enfant obéissant s’en allait et ne revenait plus. Les pauvres mamans désolées pleuraient la disparition de leur fils et le Diable riait.

Une mère, cependant, dont le fils avait été désigné pour le sacrifice voulut savoir ce qui se passait sous le grand fromager. Elle le précéda, alla se cacher à la lisière de l’allée et attendit. Le pauvre petit, arrivé près du banc, fut accosté par un être étrange ayant une forme humaine et une queue de singe, la tête surmontée d’une paire de cornes, les yeux luisants et les mains terminées par des griffes.

La mère entendit nettement ces mots prononcés par cet être étrange : « Baca la main ! ». L’enfant médusé tendit la main et le monstre disparut, l’entraînant vers le fleuve.

La pauvre maman qui ne pouvait croire ses yeux rentra chez elle, concentra sa douleur et garda le silence. Si le Maître avait été mis au courant de sa maternelle curiosité, elle aurait été vouée à d’atroces tortures et à la mort.

Cependant, elle avait une amie qu’elle considérait comme une sœur. Cette amie avait un unique fils, l’espoir de ses vieux jours. Un terrible pressentiment la poussait à supposer que son enfant serait à son tour désigné par le Maître en holocauste à la date fatale. Elle fit part de ses craintes à son amie. Celle-ci, sous le sceau du secret, raconta la scène épouvantable dont elle avait été témoin de l’enlèvement de son fils.

Les deux mères alors fondirent en larmes. La date de livraison de « l’âme » à Satan arriva. Son fils vint lui dire que son Maître, ayant oublié son livre sur le banc, lui ordonnait d’aller le chercher.

La désolation de la mère fut extrême. Elle allait perdre ce qu’elle avait de plus cher au monde : « Son unique enfant ».

Au moment de lui donner le baiser d’adieu, comme un éclair, une idée lui traversa l’esprit : la confiance en Dieu. Elle se souvint que le père jésuite lui avait dit que rien n’était supérieur à Dieu le Père et à Jésus Christ, son fils.

En la quittant, le missionnaire lui avait fait don d’un crucifix. Elle portait elle-même le scapulaire. Elle l’enleva de son cou, le passa à son fils et lui remit le crucifix en lui faisant la recommandation suivante :
« Mon fils, lorsque tu arriveras près du banc où se trouve le livre de notre maître, un homme se présentera devant toi, te tendra la main en te disant : « Baca la main ! ». N’ai pas peur, présente-lui ton crucifix et dis-lui « Baca mon crucifix ». Il s’en ira. Tu prendras alors le livre que tu apporteras à notre maître ».

« Oui, mère », dit l’enfant, qui partit encouragé par les conseils maternels.

A peine était-il arrivé près du banc que Satan se présenta en lui disant : « Baca la main ».
« Baca mon crucifix », lui répondit l’enfant, en lui présentant la croix.

Le démon, à la vue du Christ, poussa un cri infernal et détala en criant « Diangolo, diangolo, diangolo ! ».

L’enfant s’empara du livre, franchit la grande allée et alla frapper à la porte du Maître. Lorsque celui-ci vit entrer le petit commissionnaire, le livre à la main, il trembla de tous ses membres. Le visage pâle, il lui demanda s’il n’avait vu personne. L’enfant répondit négativement, se souvenant de la recommandation de sa mère.

– Comment ? Tu n’as pas vu un monsieur qui t’a parlé ?
– Non, Maître, répondit toutjours le petit garçon. J’ai été, j’ai vu le livre sur le banc, je l’ai pris et vous le rapporte.

Une fièvre subite s’empara du colon qui gagna sa chambre. Sur le coup de minuit, on entendit un désordre infernal dans l’appartement qu’il occupait. Les esclaves appeurés n’osaient se risquer hors de leur case.

Puis le silence se fit. Alors, les plus braves se hasardèrent et virent sortir de la maison du Maître un cadavre que portaient des formes étranges à longue queue. La peur les cloua sur place. Ils restèrent chez eux jusqu’à l’aurore.

De la maison du maître rien ne bougeait. Le jour vint ; aucun signe de vie ne troublait ce repos inusité.


Sous le grand fromager…
© Monton.

Tous les esclaves alors se réunirent sur la place près de la maison principale.

Les commandeurs ouvrirent les portes trouvées hermétiquement fermées. La chambre du Maître était vide. Un grand désordre régnait partout : Le lit défait, les draps à terre, les meubles déplacés indiquaient une lutte, un combat terrible.

Que faire ? Il ne fallait pas ébruiter la disparition du propriétaire. Un cercueil fut rapidement confectionné. On y déposa un tronc de bananier à la place du supposé mort.

Satan, furieux d’avoir reculé devant le Christ, était venu s’emparer de « l’âme promise » en la personne du Maître lui-même.

Depuis, sous le grand fromager, à la place du banc, on érigea une grande croix perpétuant une nouvelle fois la victoire du Christ sur le démon.

Dans toutes les veillées, cette légende était contée par nos grands-mères. Enfant, je partageais la crédulité des vieux pour qui le « Baca mon crucifix » était une sorte de talisman contre les loups-garous, le matin-esprit, dont on nous saturait la mémoire.

Michel LOHIER